Présidentielle américaine : quel que soit le vainqueur, l’Europe a déjà perdu

L'intérêt des Etats-Unis pour le Vieux Continent décline depuis la fin de la guerre froide.

Nov 1, 2024 - 01:00

Présidentielle américaine : quel que soit le vainqueur, l’Europe a déjà perdu

L’intérêt des Etats-Unis pour le Vieux Continent décline depuis la fin de la guerre froide.

Par NICHOLAS VINOCUR

Adieu, l’Amérique ! C’était super.

Alors que les électeurs américains choisissent un nouveau président, les Européens attendent avec impatience de voir si le vainqueur sera Donald Trump — un cauchemar pour beaucoup — ou Kamala Harris, considérée comme bien meilleure pour les relations transatlantiques.

Voici un conseil d’un Euro-Américain de toujours : préoccupez-vous moins de la présidence américaine et davantage de la manière dont l’Europe peut se débrouiller seule sur une scène mondiale dangereuse. La vérité dérangeante est que l’intérêt des Américains pour l’Europe a diminué au cours des trente dernières années. Et aucun des deux candidats n’est susceptible de faire revivre l’âge d’or des relations transatlantiques du début des années 1990.

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Cela ne veut pas dire que cette élection n’aura pas d’incidence sur l’Europe. L’un des candidats est un admirateur de Vladimir Poutine qui veut imposer des droits de douane sur les produits européens, et qui promet de mettre fin à la guerre en Ukraine dès le lendemain de son élection. Ses menaces de retirer Washington devraient être prises au sérieux car, cette fois-ci, Trump ne sera probablement pas entouré par des agents de l’“Etat profond” qui pourrait le retenir de le faire. Harris, en revanche, promet que les Etats-Unis continueront à jouer le rôle de leader mondial, et a un conseiller europhile, Phil Gordon, en qui l’Europe place de grands espoirs.

Mais si l’on prend un peu de recul, le tableau d’ensemble est le suivant : l’Europe n’est tout simplement plus aussi importante pour Washington qu’elle l’était autrefois. Vieillissante et en déclin, allergique à la politique de puissance, fracturée et ayant une aversion au risque, l’Europe suscite de plus en plus chez de nombreux Américains, non pas de l’affection, mais du mépris et des sourires narquois — un endroit bien pour les vacances, rien de plus (à l’image de ce post sur X d’un influenceur de San Francisco). Le fait que l’écart de performance entre les économies américaine et européenne se creuse inexorablement, à l’avantage de l’Amérique, n’arrange rien.

Les défenseurs des liens transatlantiques souligneront, à juste titre, que les relations entre les Etats-Unis et l’Union européenne ont été bonnes sous la présidence de Joe Biden. Son soutien à l’Ukraine (y compris un prêt de 20 milliards de dollars annoncé la semaine dernière) a été indéfectible, même s’il n’a pas répondu aux espoirs des pro-interventionnistes. Son administration, via le conseiller à la sécurité nationale Jake Sullivan, a tissé des liens étroits avec la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen. “A cause de la guerre en Ukraine, je pense que les Etats-Unis sont plus passionnément engagés avec l’Europe qu’ils ne l’ont été depuis soixante-dix ans”, a écrit Whit Stillman, un réalisateur américain qui a passé une grande partie de sa carrière en Europe.

Le secrétaire américain à la Défense, Louis Johnson, prend la parole lors de la réunion des ministres de la Défense de l’Atlantique Nord à La Haye. | Keystone/Getty Images

Mais (nous y voilà), Biden sera certainement le dernier président américain de la guerre froide. Après lui, le déluge — ou plus exactement une série de décideurs politiques qui ne pensent pas que la Russie représente une menace fondamentale pour les intérêts américains, ou qui ont une vision très réduite du rôle de Washington dans le monde. Même Biden, quand il l’a fallu, a laissé transparaître la priorité accordée par Washington à la zone indopacifique. Souvenez-vous de l’AUKUS gate (l’alliance entre Canberra, Londres et Washington), lorsque les Etats-Unis ont piqué un important contrat de construction de sous-marins au nez et à la barbe de la France. Emmanuel Macron était furieux. La réponse feutrée de Washington rappelait la célèbre réplique de Don Draper : “Je ne pense pas du tout à vous.”

En coulisses, les Français sont bien sûr lucides sur la façon dont l’Europe est perçue par Washington. “Ce n’est pas de l’hostilité”, a ironisé un diplomate. “C’est de l’indifférence. Parfois même pire.”

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Pour se faire une idée d’à quel point les choses ont déjà changé, il est utile (ou masochiste) de se remémorer l’époque où la Pax Americana était à son apogée en Europe — autrement dit, le jour où la domination américaine avait atteint son pic.

Nous sommes le 6 juin 1994. Les alliés des Etats-Unis se sont réunis dans le nord de la France pour célébrer le 50e anniversaire du D-Day. Un jeune président, Bill Clinton, est la star du show. Les Américains ont gagné la guerre froide et sillonnent désormais l’ouest de l’Eurasie, sans opposition militaire, mais déploie toujours plus de 120 000 soldats. Quelques années plus tôt, Washington avait lancé l’appel et — rapidement — 40 nations, dont plusieurs européennes, s’étaient jointes à l’opération Tempête du désert. Sur le plan diplomatique, les géants sont toujours là : Richard Holbrooke dominait Berlin depuis l’ambassade des Etats-Unis.

Culturellement parlant, c’était aussi une autre époque. La Dream Team, composée des stars de la NBA Michael Jordan, Charles Barkley et Larry Bird, avait décroché, sans effort, une médaille d’or aux Jeux olympiques de Barcelone en 1992. EuroDisney — sorte de colonie américaine, en banlieue parisienne — venait d’ouvrir ses portes, imposant la Mickey-mania à un public français râleur. Les médias américains, de l’audacieux Herald Tribune au Wall Street Journal Europe, très staffés et respectés, étaient présents en force dans la vie européenne.

Comparez avec la situation actuelle. Les Etats-Unis ont retiré ou réduit leur empreinte européenne dans presque tous les domaines, à l’exception d’un seul : la sphère numérique, où les entreprises de la tech américaines telles que Facebook et X règnent plus ou moins en maîtres sur nos écrans, mais sans glamour. Leurs troupes comptent bien moins de 100 000 soldats, malgré la guerre aux portes de l’Otan.

Pour Trump ou pour son colistier JD Vance, la présence américaine à l’étranger semble être une gêne, une distraction par rapport aux priorités nationales. | Sean Gallup/Getty Images

Les diplomates américains sur le continent sont, à l’exception de David Pressman en Hongrie ou de Bridget Brink en Ukraine, des êtres timides qui marchent doucement et n’ont pas beaucoup d’influence. Le Herald Tribune a disparu depuis longtemps, absorbé par un autre titre du même groupe, le New York Times, tandis que le Wall Street Journal s’est replié dans le sud de Manhattan. Parmi les nouveaux médias numériques qui ont vu le jour ces dernières années (POLITICO, Semafor, Axios), seul POLITICO s’est implanté en Europe continentale. Même les géants de la tech s’interrogent. Après avoir développé des outils d’intelligence artificielle de nouvelle génération pour les consommateurs, ils ont largement renoncé à les déployer pour les utilisateurs européens. Le risque de tomber sous le coup de la loi communautaire sur l’intelligence artificielle est trop grand. Ou peut-être n’en ont-ils tout simplement pas envie.

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Pour le Français Jérémie Gallon, qui a travaillé à Washington et écrit une biographie d’Henry Kissinger, le déclin de l’intérêt des Etats-Unis pour l’Europe n’est pas une mauvaise chose en soi. Mais il s’agit, selon lui, d’un fait incontestable lié au renouvellement de l’élite de Washington en matière de politique étrangère. “Il y avait toute une génération de hauts responsables qui avaient des liens naturels avec l’Europe, soit parce que leurs parents avaient émigré, soit parce qu’ils étaient des réfugiés venus d’Europe. Kissinger, [l’ancien conseiller à la sécurité nationale Zbigniew] Brzezinski, [l’ancienne secrétaire d’Etat Madeleine] Albright. Ils étaient tous Européens d’une certaine manière”, explique Gallon.

L’abandon officiel de l’Europe a commencé sous l’ancien président Barack Obama, qui a mis en place le programme “pivot vers l’Asie”, retrace Gallon. Mais Obama n’a fait que suivre un processus déjà en marche, qui pourrait bien s’accélérer. “Nous avons maintenant une nouvelle génération qui se lève et qui reflète la démographie américaine”, souligne-t-il. “Ils [les responsables ou diplomates américains] sont soit liés au monde hispanophone, soit tournés vers l’Asie. Ceux qui ont des liens avec l’Europe sont tout simplement moins présents.”

Le déclassement de l’Europe dans la psyché des élites américaines se reflète dans les choix de formation et de carrière. Pour un aspirant diplomate, la maîtrise du mandarin témoigne d’une plus grande ambition que celle du français ou même du russe, par exemple. L’étude de l’Europe en tant qu’entité géopolitique, en revanche, est une activité de niche. Frédéric Gallon l’a remarqué : “A Harvard, le bâtiment des études sud-asiatiques est grand, lumineux et moderne, et il s’agit manifestement d’un département prestigieux. Le Center for European Studies est exactement comme on pourrait l’imaginer : petit, un peu décrépi.”

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La grande ironie du désintérêt américain pour l’Europe est qu’il est difficile de mettre le doigt sur une raison précise. Selon Ben Hodges, qui a autrefois commandé les armées américaines en Europe, le coût pour les Etats-Unis du déploiement de 450 000 soldats sur le continent au plus fort de la guerre froide a été aisément supporté au cours des soixante-dix dernières années, et les bénéfices pour les Etats-Unis étaient sans commune mesure avec l’investissement. “J’ai toujours été étonné que les gens ne voient pas l’énorme avantage que nous avons grâce à notre leadership au sein de l’Otan et à nos relations avec les pays européens”, confie-t-il lors d’un appel sur Zoom. L’idée que l’Amérique est en quelque sorte incapable d’être présente à la fois en Europe et dans la région indopacifique est “étonnamment mal renseignée”, ajoute-t-il.

En outre, les relations économiques entre les Etats-Unis et l’Union européenne sont aujourd’hui plus importantes qu’elles ne l’ont jamais été dans l’histoire. Le volume des échanges transatlantiques de biens et de services est énorme et augmente d’année en année.

Illustrations de Paolo Beghini pour POLITICO

Certains Européens ont pris l’initiative de rappeler ces éléments à Washington. Dans un document de cinq pages remis à ses homologues européens en juillet, le ministre polonais des Affaires étrangères, Radek Sikorski, les a exhortés à parler des avantages mutuels de la relation et d’en dissiper les perceptions négatives qui se sont installées principalement du côté des républicains.

Mais il est bien seul dans ce combat, qui ne semble pas intéresser les isolationnistes du Make America Great Again (MAGA). Pour Trump, qui considère l’Otan comme un fardeau, ou pour son colistier JD Vance, qui assimile les manœuvres de dissuasion contre la Russie à du “bellicisme”, la présence américaine à l’étranger semble être quelque chose d’ennuyeux, qui les détourne des priorités nationales, telles que l’expulsion des migrants ou les enjeux liés au coût de la vie.

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A l’approche du 5 novembre, les Européens sont confrontés à la perspective d’un désengagement plus profond des Etats-Unis. Si Harris l’emporte, la Maison-Blanche continuera à soutenir l’Ukraine, mais finira par orienter Kiev vers un accord avec la Russie dans un avenir assez proche. L’investissement dans l’Otan resterait constant, même si la tendance sous-jacente serait de donner la priorité à l’Indo-Pacifique plutôt qu’à l’Europe.

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Si Trump gagne, on a de plus en plus l’impression que les jeux sont faits. Certains pensent que son administration se comporterait de manière rationnelle, ou du moins rationnelle selon ses critères, et ne renverserait pas la table à l’Otan, et qu’il chercherait à conclure un accord sur la guerre en Ukraine qui permettrait aux deux parties de revendiquer la victoire (par exemple, en donnant plus d’armes à Kiev et en menaçant de lever toutes les restrictions sur leur utilisation, en échange de la fin des opérations offensives de Poutine et de l’obtention d’un territoire).

Mais tout le monde n’en est pas aussi sûr. “Nous voulons croire que Trump sera rationnel, mais personne ne peut en être sûr”, estime un diplomate européen chevronné à qui l’anonymat a été accordé pour pouvoir parler franchement de la politique américaine. “Les adults in the room [les gens raisonnables, NDLR] ne reviendront probablement pas.”

Pris au dépourvu en 2016, les représentants de l’UE affirment aujourd’hui qu’ils sont prêts à faire face à tout ce que Trump pourrait leur faire. Les diplomates et les responsables du commerce extérieur promettent qu’ils sont prêts à riposter “vite et fort” si Trump tente de déclencher une guerre commerciale avec l’UE. Mais, ce genre de loi du talion commerciale est sans doute la partie la plus évidente lorsqu’il s’agit d’envisager les relations à long terme entre l’Europe et les Etats-Unis. Il est beaucoup plus difficile d’anticiper un avenir dans lequel les Etats-Unis seront nettement moins engagés, et de façon permanente, dans la protection de l’Europe.

Sur ce front, la France joue le rôle de Cassandre de l’Europe, avertissant que l’Union doit se ressaisir en matière de défense, quel que soit le président élu. “Nous ne pouvons pas laisser la sécurité de l’Europe entre les mains des électeurs du Wisconsin tous les quatre ans”, a déclaré Benjamin Haddad, le ministre délégué à l’Europe, sur LCI la semaine dernière. “Sortons du déni collectif : les Européens doivent prendre en main leur destin, quel que soit le président élu”, a-t-il renchéri sur X.

La Commission européenne a repris le flambeau et souhaite que l’Europe soit plus indépendante dans les domaines du numérique, de la défense et des matières premières. Mais la vérité est que, lorsqu’il s’agit d’envisager un avenir avec moins d’Amérique, l’UE est profondément divisée. Aussi enthousiastes que soient les partisans de l’“autonomie stratégique”, la création d’une armée européenne ou d’un parapluie nucléaire européen n’a pas le vent en poupe.

Certains pays — notamment ceux du Nord et certains du centre et de l’Est — considèrent l’impulsion donnée par Paris comme un stratagème visant à soutenir les entreprises françaises. Ils considèrent les propositions en faveur d’une Europe plus forte, dotée d’objectifs stratégiques et militaires unifiés, comme un cheval de Troie qui ne ferait que les soumettre aux grands Etats, c’est-à-dire la France et l’Allemagne. Pour d’autres, la Russie de Poutine est tout simplement une menace existentielle. Perdre le parapluie protecteur américain est tout simplement inimaginable. Elle les exposerait au poids de l’arsenal nucléaire et conventionnel de la Russie, sans contrepoids crédible.

Certains pensent que ces attitudes devront changer en cas de victoire de Trump. Mais il est tout aussi probable que, face à un désengagement accru des Etats-Unis, les pays de l’UE se retranchent dans une mentalité du “chacun pour soi”, se regardant entre eux avec plus de suspicion et cherchant à obtenir un traitement de faveur par le biais d’accords avec d’autres superpuissances, à savoir la Russie et la Chine.

“Sans les Etats-Unis, l’Europe est perdue”, écrivait l’an dernier l’essayiste français Nicolas Tenzer. Bien plus dangereux est le risque que l’Europe ne reconnaisse pas qu’elle est déjà perdue, et que, de ce fait, elle reste immobile et paralysée.

Cet article a d’abord été publié par POLITICO en anglais et a été édité en français par Jean-Christophe Catalon.

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