Rencontre avec l’influenceur qui tente de réhabiliter l’énergie atomique dans une Italie anti-nucléaire

Le gouvernement italien dit vouloir revenir sur la position antinucléaire historique du pays.

Oct 22, 2024 - 13:00

Pendant des années, Michele Governatori, spécialiste de l’énergie reconnu en Italie, a été régulièrement invité au lycée de sa fille. Il a tenté, et échoué, à capter l’attention des adolescents distraits.

Ensuite, il a débattu avec Avvocato atomico, l’avocat de l’atome, et ça l’a transformé en quelqu’un d’important.

Avvocato atomico, ou Luca Romano dans la vraie vie, est un influenceur qui éveille numériquement une nouvelle génération d’Italiens aux opinions pro-nucléaires, un virage à 180 degrés par rapport à leurs parents et grands-parents, qui ont banni la source d’énergie non pas une fois, mais deux fois.

“Tout le monde dans la classe de ma fille connaissait Avvocato atomico”, raconte Michele Governatori, qui travaille pour le think tank Ecco. “Ma fille a commencé à me demander pourquoi l’Italie n’investissait pas dans l’énergie nucléaire pour résoudre la crise climatique.”

Avec une armée de 186 000 followers sur Instagram et 132 000 sur TikTok, Luca Romano est rapidement devenu l’une des personnes les plus en vue pour réhabiliter le nucléaire en Italie. Son message, distillé dans des milliers de posts et de vidéos, est que s’opposer au nucléaire est un non-sens idéologique et risque d’entraver la transition écologique.

L’argumentaire trouve un écho auprès d’une jeune génération éco-anxieuses, branchée sur les réseaux sociaux et ouverte à une technologie qu’elle n’associe plus aux effondrements et aux guerres apocalyptiques.

En 2023, près de deux tiers des Italiens âgés de 18 à 54 ans étaient favorables à la construction de nouvelles centrales nucléaires, selon l’institut de sondage SWG qui suit l’évolution de l’opinion publique italienne. Pour les plus de 55 ans, ce chiffre n’est que de 47 %.

La première ministre italienne, Giorgia Meloni, s’est emparée de cette évolution de l’opinion publique, exhortant son pays à revenir à l’énergie nucléaire.

Ces nouvelles centrales ne sont pas nécessairement faciles à vendre. L’Italie, patrie du physicien atomique Enrico Fermi et autrefois troisième producteur mondial d’énergie nucléaire, s’est détourné du nucléaire à la suite de la catastrophe de Tchernobyl en 1986. Le pays a voté pour la fermeture de ses centrales nucléaires et réaffirmé cette décision en 2011 lorsque le gouvernement a tenté de les rouvrir.

Mais les jeunes Italiens ne sont pas attachés à cet héritage culturel et Luca Romano a déclaré à POLITICO qu’ils voyaient le nucléaire d’un œil nouveau.

“Les jeunes n’ont pas vécu les traumatismes de la guerre froide et de Tchernobyl, mais ils ont très peur du changement climatique”, explique l’influenceur. “C’est pourquoi ils considèrent le nucléaire, qui fait partie du panel de solutions, d’une manière plus favorable.”

Jouer à l’avocat de l’atome

Luca Romano a créé son compte lorsque la pandémie a frappé le pays en 2020. Le professeur de mathématiques et de physique a dû travailler en ligne, et il a vu ce compte comme un moyen de s’en sortir.

Le projet s’est développé tout seul, explique Luca Romano, attirant des milliers de followers à chaque fois que l’énergie nucléaire faisait la une de l’actualité. Que ça soit la décision controversée de l’Union européenne de qualifier l’énergie nucléaire d’investissement “durable” ou les articles évoquant la décision japonaise de rejeter dans la mer l’eau de la centrale de Fukushima. À chaque fois, le nombre de followers grimpait.

Puis il y a eu la plus grande histoire de toutes : l’occupation par la Russie de la centrale nucléaire de Zaporijia, en Ukraine. Luca Romano affirme que son nombre d’abonnés a augmenté de 50 % en une semaine ce jour-là.

Du point de vue de Luca Romano, la couverture médiatique de ces événements a donné lieu à “beaucoup d’alarmisme injustifié”. Son objectif est de faire la part des choses : “Il y a beaucoup de fake news en ligne, mais la presse italienne est pire.”

L’engouement pour ses contenus a ouvert au créateur des opportunités commerciales, lui permettant de quitter son poste d’enseignant deux ans après avoir lancé ses activités en ligne. Aujourd’hui, dit-il, l’essentiel de ses revenus provient de conférences, des droits d’auteur de son livre, de dons Patreon ou encore d’une boutique en ligne où les fans peuvent acheter des gadgets personnalisés, comme des bouteilles portant l’eau “Eau de Fukushima” sur le côté.

Des entreprises ont également contacté Luca Romano, lui proposant de s’associer pour réaliser des vidéos promotionnelles.

Luca Romano se montre prudent face à ces offres. Il a par exemple refusé un offre d’ENI, le géant italien du pétrole et du gaz, qui lui demandait de promouvoir ses recherches sur la fusion nucléaire, un espoir toujours présent selon lequel l’imitation du processus de production d’énergie du soleil pourrait créer une énergie quasi illimitée. L’entreprise proposait, selon l’influenceur 5 000 euros par reel Instagram.

“Il n’a pas été facile de dire non”, nous a-t-il expliqué.

Luca Romano a pris sa décision parce qu’ENI a promis que cette fusion serait accessible commercialement d’ici à 2030. Pour lui, c’est totalement irréaliste : “Soit [Claudio Descalzi, PDG d’ENI] ment, soit on lui ment”, détaille-t-il.

ENI n’a pas répondu à notre demande de commentaire.

Luca Romano, en revanche, a dit oui à une start-up italienne spécialisée dans l’énergie qui conçoit des miniréacteurs nucléaires, qui pourraient, esen théorie, être produits industriellement à un coût bien inférieur à celui des réacteurs traditionnels.

Il a utilisé les fonds gagnés pour financer un rassemblement de personnes partageant ses idées à Milan, appelé “Festival de l’environnementalisme scientifique”, et pour se rendre au sommet annuel des Nations unies sur le climat qui s’est tenu l’année dernière à Dubaï.

Luca Romano fait également équipe avec d’autres célébrités en ligne. En 2022, il s’est associé à CartoniMorti, un créateur comptant plus de 1,4 million d’abonnés, pour réaliser un film d’explication de 14 minutes sur le débat relatif à l’énergie nucléaire.

Andrea Lorenzon, derrière le compte CartoniMorti, a déclaré qu’il n’avait pas d’opinion tranchée sur l’énergie nucléaire avant de réaliser la vidéo. Il voulait plutôt améliorer ce qu’il considérait comme un débat public mal informé. Il s’est penché sur le sujet pendant quelques mois, en discutant avec des experts et en écoutant des podcasts, puis il a travaillé avec Luca Romano pour réaliser la vidéo.

La vidéo “Nucléaire, les plus grands doutes”, sortie en septembre 2022, a décollé — une surprise quand on sait qu’une explication geek sur la source d’énergie de vos parents n’est pas une recette garantie pour générer du buzz. Le film a été visionné 1,4 million de fois.

“Je n’avais aucune idée que tant de gens s’intéressaient à ce sujet”, a expliqué à POLITICO Andrea Lorenzon, ajoutant que des gens l’arrêtaient même dans la rue pour le féliciter et le remercier.

Bataille d’idées (et de générations)

La thèse générale présentée dans ces vidéos est la suivante : si vous êtes pragmatique et que vous vous souciez de l’environnement, il n’y a aucune raison d’exclure l’énergie nucléaire.

Le sondage de SWG révèle que seuls 18 % des Italiens âgés de 18 à 34 ans s’opposeraient à une nouvelle flotte nucléaire, contre 30 % des Italiens âgés de plus de 55 ans.

Le gouvernement de droite dure de Giorgia Meloni est sur la même ligne. La Première ministre s’est engagée à ce que, d’ici à 2050, l’Italie tire jusqu’à 22 % de ses besoins énergétiques de l’énergie nucléaire.

Les chercheurs en énergie plus traditionnels ne sont pas autant convaincus. Beaucoup considèrent les réacteurs nucléaires comme un mauvais investissement — trop d’argent et de temps pour une source d’énergie risquée qui, selon ses détracteurs critiques, devrait essentiellement être une transition vers des options plus renouvelables comme l’éolien et le solaire.

“Le nucléaire a des coûts exorbitants et des problèmes de sécurité qu’il n’a jamais résolus”, a déclaré Nicola Armaroli, chimiste et directeur de recherche au conseil national de la recherche italien (CNR), dont les travaux portent sur la transition énergétique.

Cela dit, Nicola Armaroli comprend l’attrait du nucléaire. Selon lui, l’énergie nucléaire peut produire une grande quantité d’électricité dans un périmètre restreint, sans émettre de CO2.

“Sur le papier, c’est la solution parfaite. Dans le monde réel, c’est une autre histoire”, a-t-il déclaré.

Le reste, c’est de la politique

Sur le papier, le gouvernement Meloni se consacre également à cette solution.

Dans son plan climatique récemment mis à jour, l’Italie a déclaré qu’elle construirait un nouveau parc de centrales nucléaires pour l’aider à éradiquer ses émissions d’ici à 2050. Le plan prévoit que les nouveaux miniréacteurs et les nouvelles centrales à fusion fournissent entre 11 % et 22 % des besoins énergétiques du pays à cette date. Le gouvernement a promis de légiférer en ce sens d’ici la fin de l’année.

En réalité, personne ne croit aux promesses, pas même les ambassadeurs nucléaires comme Luca Romano.

“Le gouvernement se dit pro-nucléaire, mais il y a des obstacles tangibles”, a-t-il déclaré.

Le sud de l’Italie reste très méfiant à l’égard de l’énergie nucléaire et ENI s’oppose aux réacteurs nucléaires traditionnels. L’équipe de Meloni n’a pas non plus résolu la question du stockage des déchets radioactifs, qui se pose depuis longtemps, détaille Luca Romano. En outre, elle est totalement tributaire des miniréacteurs et de la fusion nucléaire, dont l’avenir n’est garanti.

Sur cette évaluation, influenceurs et institutionnalistes se rejoignent. Michele Governatori — l’expert qui a attiré l’attention de sa fille en débattant avec l’avocat de l’atome — convient que Giorgia Meloni ne semble pas sérieuse dans ses projets nucléaires.

“Dans le meilleur des cas, il s’agit d’un bluff”, prédit Michele Governatori. “Si ce n’est pas le cas, ça risque d’être un bain de sang économique.”

Cet article a d’abord été publié par POLITICO en anglais et a été édité en français par Alexandre Léchenet.

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