Syrie : les gagnants et les perdants de la chute d’Assad
POLITICO évalue les perspectives des principaux acteurs, au Moyen-Orient et au-delà, après la fin du régime du dictateur syrien.
Après l’avancée fulgurante des rebelles sur Damas, forçant l’homme fort de la Syrie, Bachar al-Assad, à la fuite, le monde tente de comprendre ce nouvel événement majeur au Moyen-Orient et ses conséquences.
Voici les potentiels gagnants et perdants de la chute d’Assad.
Les gagnants
La Syrie (peut-être)
Le peuple syrien a enduré une guerre civile de treize ans et près d’un demi-siècle de règne brutal de la famille Assad, qui a eu recours à la censure, à la terreur d’Etat, aux déportations de masse, à la guerre chimique et aux massacres pour se maintenir au pouvoir. La guerre a coûté la vie à entre 470 000 et 600 000 personnes, ce qui en fait le deuxième conflit le plus meurtrier du XXIe siècle après la deuxième guerre du Congo.
Plus de 13 millions de Syriens ont été déplacés de force par le conflit, dont 6,2 millions ont fui à l’étranger. La guerre a créé les conditions nécessaires à la montée en puissance du groupe djihadiste particulièrement barbare de l’Etat islamique.
La question de savoir si les Syriens ordinaires sont gagnants dépend de la suite des événements et de la capacité du pays à éviter de nouvelles violences et à se développer de manière pacifique. Certains craignent qu’il y ait une vacance du pouvoir et que les différentes factions politiques et groupes religieux du pays s’affrontent.
Il y a des raisons de s’inquiéter. Hayat Tahrir al-Sham (HTS), la principale faction d’insurgés, est considérée comme un groupe terroriste par les Etats-Unis. Son chef, Abou Mohammed al-Joulani, a un long passé de djihadiste et est un ancien allié de feu Abou Bakr al-Baghdadi, leader du groupe Etat islamique. Les deux hommes se sont finalement brouillés sur des questions de tactique et sont devenus des rivaux et des ennemis jurés.
HTS s’est séparé d’Al-Qaïda, mais al-Joulani a beaucoup fait pour redonner à son groupe, qui compte environ 30 000 combattants, l’image d’une force nationaliste, et a adopté un ton conciliant à l’égard des minorités religieuses de Syrie. Dans l’enclave d’Idlib, que HTS dirige depuis 2016, le groupe a adouci son attitude vis-à-vis des minorités chrétiennes et druzes. Lors de la prise d’Alep, al-Joulani a promis aux chrétiens qu’ils seraient en sécurité, et les églises de la ville ont pu fonctionner sans être inquiétées.
La question est de savoir si al-Joulani et HTS ont vraiment laissé derrière eux leurs racines extrémistes. Vendredi, le leader a assuré que son groupe avait évolué et que la reconstruction de la Syrie était désormais une priorité. “Hayat Tahrir al-Sham est à peine une partie de ce dialogue, et il peut se dissoudre à tout moment. Ce n’est pas une fin en soi, mais un moyen d’accomplir une tâche : affronter ce régime”, a-t-il détaillé à CNN.
L’espoir est que HTS se soit effectivement modéré, mais “faire confiance à al-Joulani et à HTS ressemble beaucoup à la célèbre boutade d’Oscar Wilde sur les seconds mariages, [comme] ‘le triomphe de l’espoir sur l’expérience’”, a averti l’ancien diplomate américain Alberto Fernandez.
Turquie
Recep Tayyip Erdoğan et Bachar al-Assad étaient autrefois amis, mais le dirigeant turc a soutenu la rébellion lorsqu’elle a éclaté il y a près de quatorze ans — principalement parce que l’Iran, rival géopolitique de la Turquie, soutenait le régime syrien.
La Turquie a été le principal soutien des groupes d’opposition islamistes armés de Syrie. Au fur et à mesure que la guerre se développait et que les factions rebelles modérées et laïques, favorables à la démocratie, tombaient ou étaient dépassées par leurs rivaux islamistes plus durs et plus disciplinés, l’influence d’Ankara s’est renforcée.
La chute d’Assad aidera probablement Erdoğan à faire avancer son programme géopolitique, en lui offrant l’opportunité d’atteindre plusieurs objectifs stratégiques, notamment de réprimer des séparatistes kurdes dans le nord-est de la Syrie, qui entretiennent des liens étroits avec les séparatistes kurdes de Turquie. La reconstruction nécessaire s’avérera aussi une aubaine pour les entreprises turques.
“Enorme victoire pour la Turquie — un coup de génie de la part d’Erdoğan”, a posté sur X Timothy Ash, économiste et commentateur.
Israël
L’Iran s’est empressé d’accuser Israël d’avoir organisé la chute d’Assad ; lorsqu’Alep est tombée aux mains des rebelles, le ministre iranien des Affaires étrangères Abbas Araghchi a déclaré qu’il s’agissait d’un “complot du régime israélien visant à déstabiliser la région”. S’il est commode pour Téhéran d’accuser les sionistes — l’humiliation militaire du Hezbollah par Israël a certainement aidé les rebelles en Syrie — il n’y a aucune preuve d’une aide militaire israélienne directe. De plus, cela n’aurait pas été nécessaire, étant donné le soutien de la Turquie aux rebelles.
Néanmoins, le dirigeant israélien Benyamin Netanyahou a salué la chute d’Assad, déclarant qu’elle “est le résultat direct de notre action déterminée contre le Hezbollah et l’Iran, les principaux soutiens d’Assad. Elle a déclenché une réaction en chaîne de tous ceux qui veulent se libérer de cette tyrannie et de son oppression”.
Netanyahou a toutefois souligné qu’en dépit de la grande opportunité offerte par ce “jour historique”, il est “également semé de dangers importants”. Il a ordonné aux troupes israéliennes de reprendre les positions de l’armée syrienne abandonnées dans la zone tampon entre Israël et la Syrie sur le plateau du Golan, afin de “s’assurer qu’aucune force hostile ne s’installe juste à côté de la frontière d’Israël” et de se tenir prêt à faire face à tout chaos qui pourrait éclater en Syrie.
La fin du règne d’Assad profite clairement à Israël. Elle marque un nouvel affaiblissement de la puissance régionale de l’Iran et élimine un membre important de l’axe de résistance de Téhéran. En l’absence d’Assad et d’un régime ami en Syrie, l’Iran ne disposera pas de voies terrestres pour réapprovisionner son partenaire, le Hezbollah, afin de l’aider dans sa guerre contre Israël, ce qui fait de la formation chiite libanaise un autre grand perdant de la chute d’Assad. Cela pourrait également faire du Liban un gagnant, si le pays est capable d’échapper à l’emprise du Hezbollah.
Ragheed al-Tatari
Le plus ancien prisonnier de Syrie a été libéré dimanche après quarante-trois ans d’emprisonnement. Il avait été enfermé en 1981 sous le règne de Hafez al-Assad. L’ancien pilote militaire a été libéré le 8 décembre, en même temps que des milliers d’autres prisonniers.
Les perdants
Les Kurdes de Syrie
Bachar al-Assad a largement laissé les Kurdes de Syrie se débrouiller seuls dans le nord-est du pays, où ils jouissent d’une semi-autonomie. Il n’est pas certain qu’un nouveau régime à Damas, s’il est dominé par les islamistes, leur accorde les mêmes marges de manœuvre — d’autant plus qu’il sera redevable à Erdoğan. Tout dépendra, bien sûr, de l’évolution politique de la Syrie. Mais lors de l’offensive des rebelles syriens, les islamistes soutenus par la Turquie ont aussi gagné des territoires contre la milice kurde YPG, soutenue par les Etats-Unis, qui a perdu le contrôle de certaines villes et villages dans la campagne est d’Alep.
Les Kurdes de Syrie ne seront guère rassurés par le message de Donald Trump, posté sur son réseau social Truth Social dimanche, dans lequel il qualifie la situation en Syrie de “bordel”. “LES ÉTATS-UNIS NE DEVRAIENT RIEN AVOIR À FAIRE AVEC ÇA. CE N’EST PAS NOTRE COMBAT. LAISSONS LES CHOSES SE DÉROULER. NE VOUS EN MÊLEZ PAS !”, écrit-il en lettres capitales.
Lors de son premier mandat à la Maison-Blanche, Donald Trump souhaitait retirer toutes les troupes des forces spéciales américaines présentes dans le nord-est de la Syrie, où elles ont combattu les djihadistes de l’Etat islamique aux côtés des Kurdes. Le Pentagone l’a persuadé d’en maintenir quelques-unes ; on estime à 900 le nombre de soldats encore présents dans le pays.
Plus tôt ce mois-ci, Robert F. Kennedy Jr., allié de Trump et membre de son futur gouvernement, a révélé que ce dernier souhaitait le départ de tous les soldats américains, craignant qu’ils ne deviennent de la “chair à canon” en cas d’affrontements entre la Turquie et les combattants kurdes.
Les alaouites de Syrie
Les alaouites représentent environ 12% de la population syrienne et craignent depuis longtemps de souffrir du renversement de Bachar al-Assad, membre lui aussi de cette branche de l’islam chiite. Les alaouites ont été la colonne vertébrale du régime Assad et ont occupé des postes de premier plan au sein du gouvernement, de l’armée et des services de renseignement. Au cours des premières années de la rébellion, ils ont formé les chabiha, des milices pro-Assad accusées de massacres et de viols systématiques. Même si HTS tente d’éviter qu’ils soient pris pour cible, ils auront soif de vengeance.
La Russie, l’Iran et le Hezbollah
La chute de Bachar al-Assad a considérablement affaibli la position de la Russie et de l’Iran au Moyen-Orient. Moscou et Téhéran ont sauvé le régime syrien de l’effondrement en 2015, alors qu’Assad semblait sur le point d’être renversé. Les milices chiites commandées par l’Iran — aidées par la politique de la terre brûlée de la Russie et sa campagne de bombardements — ont aidé l’autocrate syrien à reprendre Alep aux insurgés qui contrôlaient environ la moitié de la ville depuis quatre ans.
Un haut responsable de l’administration Biden a déclaré aux journalistes : “C’est tout simplement un changement fondamental dans l’équation de l’ensemble du Moyen-Orient.”
Moscou avait poussé Assad à se réconcilier avec Erdoğan et à explorer des solutions politiques pour mettre fin à la guerre civile. Si cela s’était produit, cela aurait sans aucun doute ouvert la Syrie à des échanges commerciaux lucratifs pour les entreprises russes et aurait probablement assuré la sécurité des bases aériennes et navales stratégiques de Moscou dans le pays. Au cours de l’été, le Kremlin a cherché à plusieurs reprises à organiser des rencontres en tête-à-tête entre les dirigeants syrien et turc.
Lors d’une conférence internationale à Doha ce week-end, le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, fulminait : “Il est inadmissible de permettre au groupe terroriste de prendre le contrôle de [la Syrie].” Néanmoins, Moscou n’a pas fait grand-chose pour empêcher la chute d’Assad et a semblé prendre ses distances avec le régime de Damas. Les frappes aériennes russes en soutien à Assad depuis le début de l’offensive rebelle le 27 novembre ont été minimes, sans doute en grande partie parce que Vladimir Poutine a dû se concentrer sur l’Ukraine.
“Le Hezbollah a été décimé par la guerre avec Israël, résultat l’Iran est beaucoup plus faible, tandis que la Russie a déplacé une grande partie de ses forces en Ukraine. Aucun des deux alliés n’a été en mesure d’apporter à Assad un soutien aussi important que par le passé, ce qui a affaibli ses forces”, analyse Christopher Phillips, de l’institut britannique Chatham House.
Trump a également souligné la faiblesse de la Russie. Cette dernière, “parce qu’elle est tellement occupée par l’Ukraine et qu’elle y a perdu plus de 600 000 soldats, semble incapable d’arrêter cette marche au sens propre sur la Syrie, un pays qu’elle a protégé pendant des années”, a-t-il écrit sur sa plateforme Truth Social.
Robbie Gramer a contribué à cet article depuis Washington.
Cet article a d’abord été publié par POLITICO en anglais et a été édité en français par Jean-Christophe Catalon.
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